lundi, mars 05, 2007

Oliver Johnson 1944-2002

Le matin du 6 mars 2002, le batteur Oliver Johnson a été découvert mort, recroquevillé sur un banc de la rue Pierre Lescot, dans le quartier de Châtelet, à Paris.
L'autopsie révéla que le larynx avait été broyé et les côtes brisées. Battu à mort. Assassiné.


“REPUTATION”

“Don’t push me ‘cause I’m close to the edge
I’m trying not to lose my head
Ah huh huh huh huh
It’s like a jungle sometimes, it makes me wonder
How I keep from going under”

The Message
Grandmaster Flash & the Furious Five. 1982



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Oliver Johnson, pour qui l’a connu et aimé, était ce diable d’homme, fort, fragile, doux, dur, qui sonnait toujours vrai.
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Oliver,étant comme il était, s’était créé une réputation. Impressionnante. Et abominable. Oliver était comme il était. Cruel. C’est-à-dire corrosif et impitoyable. Cruel, non par plaisir mais par son refus de complaisance envers quelque personne que ce soit. Il n’avait pas peur de dire ce qu’il pensait. Avec sa voix sonore et audacieuse. Le démangeait sans cesse le besoin de faire avouer le mensonge, de pointer comment le réel ment. Pointait, du doigt parfois comme un revolver. Pointait de la voix, souvent. Pointait des baguettes, si bien mais si peu.
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Ce soir du 5 décembre 1998. Jouant au 7 lézards.Y jouer, et y manger parfois, parce qu'il faut bien manger, au prix du sourire de Caroline.
Ce soir, solo d’une beauté vertigineuse. Tout d’un coup, s’interrompt : long silence sauvage et frais, démonstration de ce que son style exprimait d’embarrassant, pertinence de ce silence (baguettes tendues vers les escaliers d’où venaient, en sourdine, la sono du resto à l’étage, je crois l’entendre dire à voix basse avec un sourire en coin : "listen!"), silence qui aussitôt soulignait durement la maîtrise de ce qu’il venait d’exposer.
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J’écris pour dire les souvenirs qui sont encore là avant qu’ils ne partent. Car il en est des souvenirs comme des hommes.
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Oliver n’a eu de cesse d’émouvoir ceux qui l’écoutaient, lui et l’existence secrète de son âme d’enfant. Quelques tristes plaisantins ont parfois dit qu’Oliver n’était pas une personne aimable. Mais quand il était aimé, il l’était sincèrement.
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Ce diable d’homme.
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Oliver était à prendre ou à laisser
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Le jeu d’Oliver. Son style. Densité charnelle pleine de souffre. Battements et caresses. La puissance de son style. Puissance de son être. Puissance tout court.
…"cette personnalité à la fois puissante et raffinée" (Dictionnairedu jazz). "Bubblingly fierce rhythmic underpinning." Lee Jeske.
"Oliver Johnson joined our quintet in '73 (in Paris), when we were performing our Vietnam war protest melodrama. He was the only drummer in Paris capable of playing this difficult piece. He stayed with us (quintet, trio, quartet, sextet, octet, big-band) for the next 16 years, and participated in all the various projects from the 70's and 80's (Score, The 4 Edges, Brion Gysin Song book, Futurities). He also did all our tours from those years in the USA, Canada, Japan, Germany, Italy, Belgium, Sweden, Holland, etc. I have played with so many of the great drummers of all schools (Zutty Singleton, Kenny Clarke, Jo Jones, George Wettling, Max Roach, Art Blakey, Dennis Charles, Billy Higgins, Sonny Greer, Ed Blackwell, Philly Joe Jones, Jimmy Crawford,etc.) but I have never played with anyone better than Oliver Johnson. He had all the qualities: taste, swing, color, nuance, dance ability, time, dynamics, structural sense, and he always knew what, and when, and where to play, so as to enhance what the rest of us were doing. We will always remember and miss him." Steve Lacy (Paris, April 10, 2002).
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Oliver aimait parler. Parler cuisine, la faire. Les poissons. Les pommes, qu’il adorait. Et le canard, quai de l'Hôtel de Ville, Le Trumilou.
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David Murray me disant : "Take care of him. He got gold in his hands".
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Plusieurs fois à propos d'Oliver : “Mais si c'est un si grand batteur, il jouerait, pourquoi il ne joue pas?…” Prédication sociale. Voix bêtes. Presque comique.
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Oliver a fait beaucoup de bruit. Dire aussi qu’il n’a pas fait beaucoup de bruit.
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Oliver était résistant.
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Comment le dire?
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Oliver était mordant.
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L'histoire telle qu'on peut se la rappeler, comment la dire?
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Oliver était frappant. Du fond du cœur de ce qui frappe à la fin.
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Donald Raphael Garrett, son mentor.
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"Basra" de Pete La Roca, album qu’il adorait. Et encore quelques images dans le désordre; un livre de Richard Prior qu'il lisait. Et ses grandes mains. Avec sa main, justement, souvent, son V de la victoire, signe à la manière de Spok (“ from Venus!…” ), qu'on peut voir sur la photo de Noah Suley.
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Oliver disait si justement l’handicap d’un trop grand nombre de musiciens qui montrent de façon si risible la coupe anatomique de l’appareil auditif avec une baguette pour dire que la musique passe par là. Et le colonialisme dans le jazz.
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Pertes de connaissance, crises d’épilepsie, l’alcool. Les agressions. Le Samu. Les urgences. L’Hôtel-Dieu. Service Saint-Augustin et Saint-François (septembre et décembre 2001). Oliver n’était pas un saint.
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Oliver buvait. Il disait qu’arrêter de boire le tuerait. (Alcoolisme ou ivrognerie). S’adonnerà la boisson. Biberonner, s’imbiber, se pinter, se noircir, lever le coude, se piquer la fraise, s’arroser la dalle en pente... Oublier...
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“Money talks, bullshit walks”, “Think or swim”. “Everybody knows me. But I don’t know them” ...

Les paroles et les attitudes d’Oliver étaient parfois grossières. Ni les unes ni les autres vulgaires.
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Elvin Jones à Oliver : "Don’t practice, play!"… La figure d’Elvin Jones dans un film, une fiction, son attitude de roublard sympathique, qui faisait se tordre de rire Oliver. Rire de connivence.
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Sa désolation de repenser à l’image affligeante des noirs dans le film "Tarzan".
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Les bières bues à l’angle de la rue Greneta et la rue Saint-Denis. Et ailleurs.
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La silhouette d’Oliver. Ses épaules. Sa façon de caresser la planète en marchant, au travers de ses jambes et ses mocassins usés. Sa casquette en vieux cuir usé. "Mr Winter", composition si juste de Steve Potts, est la ballade d’Oliver.
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Oliver c’était un grand sensible avec un fond d’amertume, une envie de rendre ce qui n’a plus de goût...
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Son rire. Son gros rire.
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Oliver dormait dans la rue, dans le métro, recueilli parfois chez des amis, dans un hôtel... Et puis, Oliver a passé les cinq dernières années de sa vie rue Saint-Denis. Aidé et hébergé par Bruno Garrigues. Position de repli, quartier général du seigneur Diogène, la salle de bains qui donnait sur le palier, un étage au-dessous. Journées, pourparlers, passés avec lui. Longues discussions entre Oliver et Anne, et Chansse Evanns, et Gilles Dardenne, et David Farrell (le film qu'il fabriquait sur lui...) et bien d'autres.
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Les enfants d’Oliver. Ses quatre garçons. Greg, Kendrik, Yanya et Sean.
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En voulait à tout le monde, ce monde-là où sa mort a eu lieu, corps silencieux d’Oliver.
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Oliver dans son rêve, volant au-dessus de la Seine avec Franck Sinatra, rêve qu'il avait raconté à Anne, et tel qu'elle nous l'a raconté.
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Deux mois après sa mort en mars 2002, ses cendres ont été dispersées dans la Seine.
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S'arroser la dalle en pente. Pente, descente, descente au fond du temps, repli vers le fond, lieu de repli où se cacher, nulle part, part nulle... à l'écart. Grand écart...Tragique isolé... Son destin avait pris cette pente qui lui échappait tout en étant celle qu’il cherchait à lui imprimer et que chacun espérait le voir remonter contre son gré. Plein de l’espoir de tout perdre encore...
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Ce que j’ai exposé n’est pas censé être toute la vérité. Le sujet n’est pas épuisé.
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Pourquoi noter tout cela? Oliver est mort. Qui se souvient encore de lui? Et de ce qu'il aimait?

(...)

© Pierre Delgado, 2003-2006